Par Moon of Alabama

Par Moon of Alabama – Le 12 juin 2021

Le 16 juin, les présidents de la Russie et des États-Unis tiendront des pourparlers :

Biden termine son voyage mercredi par un sommet à Genève avec le président russe Vladimir Poutine. Samedi, La Maison Blanche a annoncé que les dirigeants ne tiendront pas de conférence de presse conjointe après leur rencontre, supprimant ainsi l’opportunité de comparaisons comme à la suite du sommet d’Helsinki de 2018 entre Trump et Poutine, au cours duquel Trump s’était rangé du côté de Moscou plutôt que de ses propres agences de renseignement.

Des assistants ont suggéré que les États-Unis ne voulaient pas favoriser davantage Poutine en faisant apparaître les deux hommes ensemble dans un tel cadre. D’autres ont exprimé la crainte que Poutine puisse tenter d’en profiter pour marquer des points sur Biden, 78 ans, qui sera dans les dernières heures d’un voyage éreintant de huit jours en Europe.

La véritable raison de ne pas organiser une conférence de presse conjointe est bien sûr qu’un Biden sénile est susceptible de débiter des absurdités et de ruiner l’image du sommet.

Les États-Unis sont à l’origine de ce sommet, qui intervient en début de présidence Biden. La question qui n’a pas encore trouvé de réponse est de savoir pourquoi, et ce que les États-Unis veulent obtenir avec ce sommet.

La réponse courte, discutée en détail ci-dessous, est la suivante :

  1. Les États-Unis veulent s’attaquer à la Chine. Les États-Unis reconnaissent aussi qu’ils ne peuvent pas s’attaquer simultanément à la Chine et à la Russie. La Russie doit donc être arrachée de son alliance avec la Chine et ramenée vers l’Europe.
  2. Les nouveaux systèmes d’armes stratégiques de la Russie lui permettent une première frappe sur les États-Unis. Un nouvel accord sur les armes stratégiques est le seul moyen d’éviter cette menace existentielle. (Il permettrait également d’économiser beaucoup d’argent).

Ces deux objectifs stratégiques ont peu de chances d’être atteints car la communauté de la politique étrangère américaine continue de mal évaluer la situation mondiale ainsi que la force et la position de la Russie. Elle veut que le sommet échoue.

Maintenant, la version longue.

Dans un essai envoyé par courriel, le professeur Michael Brenner, un lecteur régulier de Moon of Alabama, donne sa réponse à nos questions :

Biden, qui a longtemps surveillé l’Ukraine sous Obama, a soutenu un plan pour mettre fin à la sécession des provinces russophones de Lugansk et Donetsk, dans le Donbass. Ce plan était considéré comme un moyen de discipliner Vladimir Poutine, dont l’ingérence en Syrie et les actions sanguinaires ailleurs irritaient les décideurs américains, d’achever l’isolement de la Russie (en même temps que le renversement du gouvernement biélorusse) et de consolider le contrôle de l’OTAN/UE sur le continent européen.

Washington a étendu son programme d’armement et d’entraînement de l’armée et des milices ukrainiennes (y compris le bataillon néo-nazi Azov), a donné au président (et ex-comédien) Vladimir Zielenski le feu vert pour déplacer son armée vers la ligne de contact, et a mené une dénonciation orchestrée de la Russie et de tout ce qu’elle fait, bruyamment renforcée par le chœur toujours obéissant des suiveurs européens. Biden lui-même a donné le ton en déclarant que Poutine était un « tueur ». Il s’agissait d’une coercition classique par le biais de l’intimidation militaire – bien qu’il ne soit guère classique d’insulter son adversaire, à moins de faire suivre cet acte par un appel à l’attaque au clairon. L’ensemble du projet est maintenant en ruines – un échec lamentable. Le « pourquoi » est donc la conséquence des lourdes leçons de cet échec, même si cela n’est pas reconnu officiellement.

Le Kremlin a donné des signes clairs qu’il n’allait plus tendre l’autre joue face à ce qu’il considérait comme des mesures occidentales hostiles et dévalorisantes. L’expansion vers l’est de l’OTAN jusqu’à la frontière russe, l’attaque géorgienne approuvée par Washington contre l’Ossétie du Sud par des forces entraînées et conseillées par les Américains, les révolutions de couleur qui ont renversé un président démocratiquement élu, ayant culminé avec le coup d’État de Nuland à Kiev, les accusations non documentées d’ingérence dans les eaux tranquilles de la politique américaine, les sanctions répétées, la campagne incessante de sabotage du Nordstream II, etc. etc. Ces signes clairs ont été ignorés, comme le sont tous les autres faits qui ne sont pas conformes au récit égocentrique et illusoire de Washington. Là-bas, ce sont de grossières erreurs d’interprétation de la situation en Russie qui prévalent.

Ils croient vraiment que Navalny est le grand espoir du pays alors qu’en réalité son modeste soutien ne se trouve que parmi l’intelligentsia libérale de Moscou et de Saint-Pétersbourg. La popularité de Poutine, notamment en ce qui concerne les relations avec l’Occident, ne faiblit pas. L’opinion publique soutient pleinement Poutine. En outre, il se situe à l’extrémité « douce » d’un continuum parmi les élites politiques – y compris parmi les fonctionnaires de son gouvernement. Sa réponse à la nouvelle menace qui pèse sur le Donbass a pourtant été rapide et décisive. Il a déployé 75 000 unités de l’armée lourdement armées et appuyées par une force aérienne à la frontière, tandis que Lavrov déclarait sans ambages que toute offensive des Ukrainiens serait combattue par une force écrasante qui signifierait la destruction du régime ukrainien actuel.

La mobilisation d’une force de cinq divisions prêtes au combat en l’espace de dix jours, que l’OTAN est incapable d’égaler en taille et en rapidité, a eu les effets escomptés :

Les États-Unis et leurs alliés n’avaient pas d’autre choix que de reculer. Dans les jours qui ont suivi, Biden a passé un appel impromptu au « tueur » Poutine, appelant à un relâchement des tensions tout en espérant des relations stables et prévisibles entre leurs deux pays. Cette semaine-là, Blinken s’est rendu à Kiev pour dire carrément à Zelenski de tout arrêter. Cela signifiait le jeter dans la gueule des loups ultra-nationalistes de Kiev. Il pourra toujours compter sur son talent de comédien. De la grande politique façon burlesque !

On commençait à se rendre compte que faire face à une Russie en pleine effervescence, en Europe et ailleurs, n’était pas une sinécure. Les États-Unis ont compris qu’ils ne devaient pas mener simultanément une « guerre froide » totale avec la Chine et la Russie. La Chine étant le plus grand adversaire de l’hégémonie américaine dans le monde, il fallait trouver un modus vivendi tacite ou, au moins, un cessez-le-feu avec Moscou. Cela aurait dû être évident depuis au moins 12 ans pour toute personne dotée d’un minimum de sens stratégique. Au lieu de cela, les dirigeants américains ont fait tout leur possible pour consolider l’alliance sino-russe qui s’est matérialisée en un « partenariat stratégique » gagnant chaque jour en force et en confiance. …

L’échec lamentable en Ukraine (en même temps que la tentative avortée de renverser Lukashenko en Biélorussie) a suffisamment ébranlé l’immense confiance en soi de Washington pour qu’elle reconnaisse son erreur.

Une série de mesures en Europe a signalé l’intention de changer de cap. L’envoi annoncé d’un groupe de combat naval en mer Noire a été immédiatement annulé, la pression exercée sur l’Allemagne pour empêcher l’achèvement de Nordstream II a été allégée et le projet d’une attaque ukrainienne contre le Donbass a été brusquement abandonné. Biden entend clairement faire de la rencontre de la semaine prochaine avec Poutine une étape cruciale ouvrant la voie à une atténuation de l’hostilité qui a marqué les relations entre Washington et Moscou. L’espoir est que les gestes mentionnés ci-dessus, combinés à une volonté exprimée de travailler ensemble sur un certain nombre de questions litigieuses, puissent apaiser l’antagonisme de la Russie envers l’Occident. Cela pourrait à son tour refroidir son enthousiasme pour un partenariat stratégique avec Pékin, ce qui permettrait aux États-Unis de se concentrer sur leur lutte pour la suprématie mondiale contre la Chine tout en affaiblissant la main de cette dernière.

Mais ce stratagème est voué à l’échec.

Il l’est en effet. Les 30 dernières années ont montré que la Russie ne peut absolument pas faire confiance à Washington, quelles que soient ses promesses. En revanche, son partenariat avec la Chine est solide.

Une citation dans un récent article du New York Times semble confirmer l’opinion de Brenner :

Charles A. Kupchan, professeur à l’université de Georgetown qui a travaillé sur les affaires européennes dans l’administration Obama, a déclaré que l’objectif de M. Biden était d’empêcher la création d’un bloc sino-russe contre l’Occident. Cela nécessitera l’aide des alliés, c’est pourquoi il a prédit que M. Biden ne se contenterait pas d’écouter, mais qu’il entendrait les Européens.

L’analyste spécialiste de la Russie, Gilbert Doctorow, a un point de vue légèrement différent :

Pourquoi Joe Biden tient-il à organiser une réunion si tôt dans son mandat ? On nous dit que l’objectif est de parvenir à une « plus grande stabilité » dans les relations bilatérales. Mais je n’ai pas entendu nos commentateurs nous préciser de quelle stabilité il s’agit. …

De mon point de vue limité, le sommet n’a qu’un seul objectif, mettre un terme à une course aux armements que les États-Unis sont en train de perdre, s’ils ne l’ont pas déjà irrévocablement perdue, et empêcher que le changement défavorable de l’équilibre stratégique en défaveur des États-Unis ne s’aggrave encore. L’avantage secondaire serait d’annuler les dépenses militaires prévues, qui dépassent largement les 1000 milliards de dollars, pour moderniser la seule triade nucléaire. Cela permettrait de libérer des fonds pour les investissements massifs dans les infrastructures que Biden tente actuellement de faire adopter par le Congrès. …

Depuis le retrait des États-Unis du traité ABM, en 2002 sous George Bush, la politique américaine vise à permettre une première frappe en éliminant les ICBM russes, puis en rendant inutiles les forces nucléaires résiduelles de la Russie, qui pourraient être abattues par les systèmes de missiles antibalistiques américains. Les nouveaux missiles russes, maniables et à très grande vitesse, pourraient échapper à tous les systèmes ABM connus. Selon le discours de Poutine de mars 2018, les nouveaux armements stratégiques russes ont relégué les centaines de milliards que les Américains avaient investis pour obtenir la supériorité au rang de ligne Maginot des temps modernes. Quoi que Washington puisse lancer contre la Russie, les forces russes résiduelles pénétreraient les défenses américaines et feraient des ravages dans la patrie américaine.

Les nouvelles armes russes sont quelque chose dont Washington ne peut que rêver. Annoncés en 2018, les nouveaux systèmes sont maintenant introduits dans les unités de première ligne. Le développement des armes américaines a au moins 10 ans de retard sur celui de la Russie. La parité nucléaire a été rétablie (vidéo).

Certains des nouveaux systèmes russes ne sont pas couverts par le nouveau traité de réduction des armes nucléaires START. Si les États-Unis ne parviennent pas à conclure avec la Russie un nouvel accord limitant ses nouveaux systèmes d’armes, la Russie pourrait bientôt acquérir une capacité de première frappe. Il s’agirait d’une menace existentielle pour les États-Unis. Le Pentagone n’est certainement pas satisfait de cette situation.

Le fait que Biden ait besoin d’obtenir un nouvel accord sur les armes stratégiques aussi vite que possible pourrait bien être la raison pour laquelle le sommet a lieu si tôt.

Malheureusement, selon Doctorow, le succès est loin d’être garanti :

Le ministre russe des affaires étrangères, Sergei Lavrov, a exigé le respect mutuel comme point de départ des négociations diplomatiques avec les Américains. Mais l’approche américaine typique dans ce genre de discussions est qu’on a pas besoin de respecter un interlocuteur qui n’est pas « en position de force ».

Le problème pour Washington est que personne au Capitole ou dans la communauté de la politique étrangère ne veut reconnaître les faits évidents concernant la Russie d’aujourd’hui. Tout le monde se contente de la vision d’une Russie débraillée, chaotique, dirigée par un dictateur impitoyable, dont le régime est fragile et n’a besoin que d’un petit coup de pouce, comme l’autocratie de Nicolas II, pour basculer et s’effondrer. C’est de la foutaise et si cela reste le fondement de la politique américaine à l’égard de la Russie sous la direction de Biden, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que les dangers de la guerre nucléaire soient réduits ou même que les relations internationales évoluent vers des eaux plus calmes.

Un exemple de la communauté de cette politique étrangère décrite par Doctorow est l’ancien ambassadeur américain à l’OTAN, Kurt Volker, qui souhaite l’échec du sommet :

Il n’est certainement pas dans l’intérêt des États-Unis, de l’UE, de l’OTAN et d’autres alliés d’assister à un sommet à l’issue duquel Poutine partirait convaincu d’avoir désarmé les États-Unis et de n’avoir à subir aucune conséquence de son comportement. Il s’agirait d’un signal mondial indiquant que les dirigeants autoritaires peuvent s’en tirer avec des actes agressifs envers leur territoire national et l’étranger, et que les États-Unis et l’Occident ne prendront aucune mesure significative pour les arrêter. …

Pour les États-Unis, le meilleur résultat possible n’est donc pas un accord modeste et un engagement à la « prévisibilité », mais une absence totale d’accord. Le succès, c’est la confrontation.

Le professeur canadien Paul Robinson s’en prend à cette folie, mais conclut :

Vous pourriez dire que ce n’est que l’opinion d’un seul homme et que nous pouvons donc l’ignorer, qu’elle ne veut rien dire. Mais Volker n’est pas un gars quelconque. De 2017 à 2019, il a été le représentant spécial des États-Unis pour les négociations avec l’Ukraine – donc, en fait, l’homme de pointe de l’Amérique dans ses relations avec l’Ukraine et pour les négociations concernant un accord de paix pour la guerre civile dans ce pays. Sur la base de cet article, on frémit à l’idée des conseils qu’il donnait au gouvernement ukrainien. Certainement pas des conseils propices à la paix, j’imagine. C’est plus qu’effrayant.

Donc, il ne s’agit pas seulement d’un homme. Cet article est une fenêtre sur la façon dont une partie influente de l’establishment de la politique étrangère américaine pense. Elle rejette la négociation. Elle considère le compromis comme dangereux. Elle préfère ouvertement le conflit. « Le succès, c’est la confrontation » – le pire c’est le meilleur. Ouah !

Tant qu’ils contribuent à prévenir la guerre, je soutiens chaque sommet entre superpuissances. Mais je n’attends pas de grands résultats de celui-ci. Les politiques américaines ne changent pas en un clin d’œil et le Borg est actuellement loin d’accepter des compromis que la Russie pourrait accepter.

Moon of Alabama

Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone

Source : Le Saker
https://lesakerfrancophone.fr/…