Des Palestiniens sont assis sous une tente qui a été dressée au sommet des ruines d’un immeuble détruit par les récentes frappes aériennes israéliennes, à Beit Lahia au nord de la Bande de Gaza, le 25 mai 2021.
(Photo : Ashraf Amra/APA Images)
Par Sarah Algherbawi
Beaucoup pensent que la guerre s’est arrêtée avec le cessez-le-feu, mais à Gaza, nous vivons maintenant une guerre au quotidien, une guerre à l’intérieur, tandis que nous luttons contre la culpabilité d’avoir survécu, et que nous sommes perdus dans nos tentatives pour revenir à la normale.
Il y a environ dix jours, nous, ‘Gazaouis’ faisions les grands titres des nouvelles mondiales et la tendance des médias sociaux alors que nous subissions la quatrième agression israélienne de ces 15 dernières années sur notre ville assiégée.
Le 20 mai, un cessez-le-feu a été annoncé après 11 journées consécutives de bombardements intenses qui ont tué 253 personnes dont 66 enfants, 39 femmes et 17 personnes âgées, et ont blessé 1.948 personnes.
Pour le monde, l’agression était alors terminée. Nous ne faisions plus partie des tendances ou des actualités, sauf à couvrir l’impact de l’agression sur la politique, l’économie, les projets de reconstruction, et quelques histoires humanitaires de gens qui avaient perdu des membres de leur famille, leurs maisons ou leur travail.
Ce que les gens qui ne vivent pas à Gaza peuvent ignorer, c’est que nous vivons maintenant une guerre au quotidien ; une guerre qui a commencé avec le cessez-le-feu ; une guerre qui n’est ni photographiée, ni couverte par les médias.
Chacun d’entre nous, chacune des deux millions de personnes qui vivent dans cette ville de 360 km², a maintenant sa propre guerre intérieure. Nous sommes perdus dans nos attentes de retour à la normale. Ces attentes échouent généralement parce que nous ne pouvons pas dormir la nuit sans cauchemars, ou parce que nous ne pouvons simplement pas dormir du tout, parce que nous sursautons de peur quand la porte claque ou que nous n’arrivons pas à nous concentrer sur les banales tâches du quotidien.
La culpabilité du survivant
Je racontais à un ami des Etats Unis, qui travaille à des projets de soutien psychologique, combien cela m’a été difficile après chaque agression par lesquelles je suis passée depuis 2008. Ce fut un combat pour ne pas me sentir coupable de revenir à ma vie quotidienne ; d’aller à l’école, à l’université, au travail, ou même de rendre visite à ma famille et à mes amis tandis que d’autres personnes, y compris des amis et des voisins, souffraient de la perte d’êtres chers ou avaient subi la destruction de leurs maisons ou de leurs entreprises.
En tant que voisine, en tant qu’amie, et en tant que Gazaouie, j’ai l’impression que je ne devrais pas avoir une vie normale tant que tous les gens que je connais ne retrouvent pas eux aussi leur vie normale. Je sais aussi que ce n’est pas une option. Nous n’avons ni le temps ni l’espace pour nous rétablir, et je me retrouve à vivre un conflit intérieur tous les jours pour m’occuper de mes enfants, voir des gens, aller travailler, ou même rire !
En me fondant sur ma conversation avec cet ami, j’ai appris qu’il existait un état en psychologie qu’on appelle ‘la culpabilité du survivant’ qui arrive lorsqu’il une personne croit avoir fait quelque chose de mal en survivant à un événement traumatique ou tragique quand d’autres n’ont pas survécu. Je connais ce sentiment.
Les premiers jours du retour
Le lendemain de l’annonce du cessez-le-feu, j’ai emmené mes deux enfants, Khalil, 2 ans, et Seba, 1 an, à la garderie. Quand je suis arrivée, tous les enfants pleuraient, y compris mes deux petits enfants. Je ne savais pas très bien si les pleurs étaient dus au changement de routine quotidienne, ou à la peur de se séparer de leurs parents qui avaient vécu avec eux les 11 derniers jours. Je pleurais moi aussi pour cette dernière raison.
Cela fait maintenant 10 jours que le cessez-le-feu a été annoncé. Les étudiants sont de retour dans leurs écoles et leurs universités, mes enfants sont de retour à leur garderie et je suis de retour à mon travail, mais mon cœur et mon esprit ne sont pas encore retour, ils sont coincés dans la vie que j’ai menée quinze jours plus tôt.
Je n’arrive toujours pas à dormir la nuit. Je n’arrive toujours pas à m’habituer au nouveau visage de la ville avec ses immeubles détruits dans presque chaque quartier. J’ai l’impression de ne pas passer assez de temps avec ma famille et mes amis depuuis que mon travail implique de répondre aux besoins d’urgence humanitaire des Gazaouis après l’offensive. Tout simplement, mon corps et mon esprit ne fonctionnent plus de la même façon. J’ai l’impression de ne plus être la même personne.
Il y a une inertie tellement forte qui me retient de faire ce qu’il faudrait ou que je voudrais faire. J’ai lancé ce récit trois jours après l’annonce du cessez-le-feu. Je n’ai pu m’y mettre que 10 jours plus tard.
Je ne suis pas seule
Un moyen que j’ai trouvé pour faire baiser le stress a été de partager mes pensées et mes sentiments sur Facebook. Ce fut un soulagement quand j’ai su que je n’étais pas la seule à traverser cela. Mes amis ont commencé à partager leurs propres combats pour revenir à la normale.
Tous ceux que je connais ont redit à quel point cette agression est ressentie comme la plus difficile depuis 2008, alors qu’Israël a commencé là où il s’était arrêté en 2014 en ciblant les immeubles résidentiels où vivaient des centaines de familles dans la Bande densément peuplée. Cela ressemble au sel mis sur les blessures de 15 ans de siège, d’agressions, de laGrande Marche du Retour, et des multiples escalades militaires.
Les enfants aussi
Les personnes que j’ai incluses dans cet article ont eu la chance de ne pas avoir perdu un membre de leur famille, un logement ou un travail. Ce n’est qu’une réflexion sur ce que des gens comme moi, les survivants, ressentent. Je ne peux pas me mettre à décrire à quel point c’est difficile pour les autres qui ont tant perdu pendant cette agression.
Mon ami Mohammed m’a parlé de son fils Omar, âgé de 5 ans, qui à chaque bruit de bombardement a dit, pris de peur, à son père : « mon cœur me fait mal ». Après la fin de l’agression, Mohammed prenait son petit déjeuner en famille et son fils l’a surpris en disant : « Papa, mon cœur me fait encore mal. »
« Je ne pensais pas qu’Omar comprenait ce qu’est le cœur alors qu’il est si jeune. J’ai supposé qu’il répétait ce qu’il avait peut-être entendu dire par quelqu’un d’autre. Je lui ai demandé de me montrer où il avait mal et j’ai eu la surprise de le voir pointer son cœur avec sa petite main », a dit Mohammed.
Un autre enfant qui m’a surprise fut une petite fille nommée Amal, âgée de 7 ans. Dans une vidéo de trois minutes partagée sur les réseaux sociaux, Amal a dit à quel point elle était triste quand elle a vu les rues et les immeubles détruits après la guerre. Elle a aussi exprimé à quel point elle a été terrifiée pendant le bombardement, se bouchant les oreilles et dormant dans la cuisine. La partie la plus triste de sa vidéo fut lorsqu’elle a fait part de ses projets d’avenir en disant : « Je deviendrai un médecin quand je serai grande. Si la guerre revient, je serai à l’hôpital et ils ne nous cibleront pas. C’est un endroit plus sûr que la maison. »
Élève de « terminale » (‘Tawjihi’)
‘Tawjihi’ est la dernière année de lycée et c’est la plus cruciale car les diplômes de cette année là servent généralement à déterminer si les les élèves sont qualifiés pour rejoindre le collège ou l’université qu’ils ont choisie.
Les élèves de terminale se préparent pour leurs examens de fin d’année en juin et, malheureusement, ils n’ont pas la possibilité d’attendre de se remettre ; ils doivent se préparer aux examens comme si rien ne s’était passé.
Fouad rêve de s’inscrire à l’école de médecine et il a toujours été un excellent élève en classe. Mais après l’agression, il n’arrive plus à se concentrer et à préparer ses examens.
« Je sens que je perds mon rêve. Je pense sérieusement à repousser mes examens à l’année prochaine, je ne sais pas si je serai capable d’obtenir des notes suffisamment élevées pour intégrer l’école de médecine », m’a dit Fouad.
Il a ajouté : « Je continue à penser aux scènes des gens sous les décombres. Je n’arrive pas à les sortir de mon esprit une seule seconde. »
Face aux décombres
Saïd, 79 ans, vit dans la zone d’Al-Rimal à Gaza ville, l’un des meilleurs quartiers avec des immeubles résidentiels et commerciaux. Saïd a l’habitude de passer ses soirées assis de l’autre côté de la rue à jouer au backgammon avec un ami.
Al-Rimal a vécu un bombardement intensif tout au long du onzième jour de l’agression, y compris sur un immeuble juste en face de la maison de Saïd.
« Israël a tué la beauté de Gaza. J’ai perdu mon envie de vivre après avoir perdu la seule chose que j’aimais faire avec mon seul ami », a dit Saïd.
Alors que nous avons tous l’impression que ce fut l’agression la plus dure, pourtant je pense que nous avons peut-être ressenti la même chose en 2014, en 2012 et en 2008 ! Et à, chaque cycle de violence, nous restons là à combattre cette culpabilité, comme quoi une fois de plus, nous avons survécu pour vivre une autre journée jusqu’à la prochaine agression. Je ne suis pas sûre qu’il y ait une définition pour une culpabilité « répétée » du survivant, mais nous tous les deux millions de Gazaouis pouvons aider les psychologues à en créer une.
J’ai écrit ces lignes après 2014 et je ne peux trouver de fin plus appropriée à cet article :
Le massacre est terminé mais la douleur des morts qui manquent ne l’est pas
Le massacre est terminé mais les blessés ne sont pas guéris
Le massacre est terminé mais les maisons ne sont plus debout
Le massacre est terminé mais nos âmes ne sont pas encore guéries.
Sarah Algherbawi est une écrivaine et traductrice indépendante de Gaza.
Source : Mondoweiss
Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine
Source : Agence Média Palestine
https://agencemediapalestine.fr/blog/…