Par Bruno Guigue
Devant le coup de force avorté du gouvernement d’Adolphe Thiers, l’insurrection défensive du 18 mars 1871 avait conduit le comité central de la garde nationale à saisir les rênes du pouvoir pour le remettre aussitôt entre les mains des électeurs parisiens. Ce que nous appelons «la Commune», c’est cette institution nouvelle, inédite, révolutionnaire, qui voit le jour à l’issue des élections du 26 mars 1871 et qui s’installe officiellement à l’Hôtel-de-Ville de Paris le 28. Et son organe dirigeant durant ses deux mois d’existence, c’est le «Conseil de la Commune», une assemblée élue composée de 90 membres, et dont les deux tiers seulement siégeront en raison de la démission des élus de l’ouest parisien, représentants timorés de cette bourgeoisie qui a participé au processus électoral mais qu’effraie l’effervescence d’une capitale passée aux mains des «rouges».
«La Commune» à proprement parler, c’est cette assemblée parisienne qui va exercer tant bien que mal un pouvoir éphémère, dans des conditions dramatiques, du 28 mars au 24 mai 1871, date de son auto-dissolution. Issue d’un soulèvement populaire contre la réaction armée, elle défie le pouvoir central investi par l’Assemblée réactionnaire élue le 8 février, et elle menace dangereusement, par son existence même, un ordre social âprement défendu par l’État bourgeois. Assiégée sans relâche par la soldatesque de Thiers, elle tente de rallier la province au nom de la république menacée, elle accouche d’idées novatrices, elle rêve de transformation sociale, elle se bat bec et ongles contre la troupe versaillaise, et elle finit terrassée sous les coups d’une répression féroce.
Il faut dire que cette assemblée élue par les Parisiens tranche d’emblée avec les précédentes, et qu’elle constitue par elle-même un événement politique de premier plan. Par sa composition sociale, tout d’abord. Sur 76 membres ayant siégé au Conseil de la Commune (en comptant les élus du renouvellement partiel du 16 avril), on compte 33 ouvriers, soit une proportion énorme, stupéfiante, de travailleurs manuels, qui appartiennent aux différents corps de métiers de la classe ouvrière parisienne. La première innovation radicale de la Commune, c’était l’éviction des politiciens de la gauche républicaine, le 18 mars, au profit des classes populaires organisées sous l’égide du comité central de la garde nationale. La deuxième innovation, tout aussi radicale, c’est cette proportion inouïe de prolétaires qui figurent désormais dans les instances dirigeantes de la nouvelle assemblée communale.
Un investissement des institutions par le prolétariat organisé qui est le signe infaillible d’une subversion de l’ordre bourgeois, alors même qu’il se coule dans le moule électoral et en respecte le formalisme : tel est le paradoxe politique soulevé par l’événement insurrectionnel de 1871. En portant ses suffrages sur des hommes qui lui ressemblent, le Paris ouvrier a réussi le tour de force qui consiste à transformer une élection municipale en acte révolutionnaire. Situation d’autant plus extraordinaire que le comité central, au lendemain du 18 mars, a préservé les apparences du légalisme : n’a-t-il pas indirectement négocié avec Versailles, pendant dix jours, par l’intermédiaire des maires d’arrondissement ? Et pourtant, en organisant le scrutin du 26 mars, il invite le peuple de Paris à accomplir une véritable révolution par les urnes.
Car il a appelé les masses populaires à choisir des représentants dignes de leur confiance : «Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux. Évitez ceux que la fortune a favorisés, car, trop rarement, celui qui possède la fortune est disposé à regarder le travailleur comme un frère». L’appel est entendu. De même qu’il veut la République sociale, le petit peuple parisien veut une Commune qui soit ouvrière. Ses élus appartiendront, d’abord, à la classe ouvrière, comme le relieur Eugène Varlin ou le teinturier Benoît Malon. Certes, la petite bourgeoisie demeure largement représentée au Conseil élu le 28 mars. A côté des 33 ouvriers, on compte 5 patrons, 14 employés et comptables, comme François Jourde, 12 journalistes et écrivains, comme Jules Vallès, 12 membres des professions libérales, comme le pharmacien Jules Miot, membre de l’Internationale. Le doyen de la Commune, Charles Beslay, est un riche entrepreneur de sensibilité proudhonienne.
C’est pourquoi, parmi les historiens de la Commune, Henri Guillemin s’inscrit en faux contre la thèse défendue par Friedrich Engels dans sa préface de 1891 à «La Guerre civile en France» de Karl Marx. «Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire, écrit Engels, en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat». Cette affirmation, écrit Guillemin, est «contredite par l’examen des faits», car la petite et moyenne bourgeoisie était prépondérante au sein du Conseil de la Commune. Certes, mais la sociologie du Conseil de la Commune n’en était pas moins extraordinairement novatrice, car près de la moitié de ses membres actifs appartenaient à la classe ouvrière, et la majorité de ses élus exerçant des professions intellectuelles adhéraient aux doctrines socialistes.
Ce jugement tardif d’Engels, en outre, se situe dans le prolongement des analyses, contemporaines de la Commune, de Marx lui-même. Réfugié à Londres, âme de l’Internationale ouvrière, ce dernier est un partisan enthousiaste de l’insurrection parisienne. «La grande mesure sociale de la Commune, écrit-il dans «La Guerre civile en France» (publiée le 30 mai 1871), ce furent sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple. Telles furent l’abolition du travail de nuit pour les compagnons boulangers ; l’interdiction de la pratique, en usage chez les employeurs, consistant à réduire les salaires en prélevant des amendes sur leurs ouvriers (..) Une autre mesure de cet ordre fut la remise aux associations d’ouvriers, sous réserve de compensation, de tous les ateliers» qui ont été abandonnés par leurs propriétaires. Faut-il rappeler, à propos de l’œuvre sociale de la Commune, qu’elle n’eut jamais les coudées franches, qu’elle voua l’essentiel de ses efforts à se défendre contre l’agression versaillaise, et que toutes ses entreprises furent affectées, immanquablement, par l’extrême précarité de ses perspectives d’avenir ?
Envers et contre tout, la Commune fourmilla d’idées révolutionnaires qui sont malheureusement demeurées à l’état d’ébauches, d’une réforme démocratique de l’institution judiciaire à la mise en place d’une instruction gratuite, laïque et obligatoire pour les filles comme pour les garçons. Ces promesses de la Commune ont enfanté les avancées sociales et les révolutions ouvrières du futur, et son mérite incomparable est d’avoir bravé suffisamment d’interdits pour esquisser l’édification d’une société nouvelle, dans les pires conditions, en assumant la rupture avec l’ordre bourgeois. «C’était la première révolution, écrit Marx, dans laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fût encore capable d’initiative sociale, même par la grande masse de la classe moyenne de Paris, boutiquiers, commerçants, négociants, les riches capitalistes étant seuls exceptés». Et cette perspective, au fond, était déjà en germe au sein du comité central qui, comme le raconte Lissagaray, «n’avait cessé d’indiquer très nettement le caractère de cette lutte devenue sociale, et crevant le décor politique, montrait derrière ce conflit pour les libertés municipales, la question du prolétariat».
Éphémère, fragile et menacée, la Commune n’en réunit pas moins les traits d’une nouvelle formation sociale. Son véritable ressort, c’est l’hégémonie ouvrière au sein d’une alliance composite incluant la petite bourgeoisie républicaine, sans laquelle le prolétariat était isolé, non seulement à l’échelle de la nation, mais au sein de la capitale. Durant deux mois, les ouvriers parisiens et leurs compagnons de route sont aux commandes, et leur audace a porté le germe des révolutions à venir. Le véritable secret de la Commune, «le voici, écrit Marx : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail. Sans cette dernière condition, la constitution communale eût été une impossibilité et un leurre. La domination politique du producteur ne peut coexister avec la perpétuation de son esclavage social».
Mais en quoi la Commune, dans son action concrète et ses premières réalisations, était-elle ce «gouvernement de la classe ouvrière» ? La principale leçon de la Commune, aux yeux de Marx, n’est pas une transformation des structures sociales qui fut à peine esquissée et condamnée, faute de temps, à demeurer embryonnaire. Le véritable enseignement de la Commune, c’est la possibilité d’une nouvelle dévolution du pouvoir sous l’effet de l’initiative révolutionnaire de la classe ouvrière. Pour Marx, la Commune de 1871 est l’expérience en grandeur nature dont la vertu est de montrer la réalité d’un pouvoir politique directement exercé par le prolétariat. L’insurrection du prolétariat parisien, malgré son échec, procure une illustration concrète du pouvoir ouvrier, elle lui confère un visage familier et un repère identificatoire à l’usage du prolétariat mondial.
Depuis le «Manifeste du parti communiste» (1848), Marx et Engels prophétisaient l’avènement d’un pouvoir qui serait l’instrument de la domination de classe du prolétariat, comme l’État bourgeois était l’instrument de la domination de la bourgeoisie. Que l’exercice de cette domination ne se paye pas de mots, que le prolétariat doive assumer sans fléchir sa tâche révolutionnaire va de soi, mais comment s’y prendre ? La révolution prônée par le «Manifeste» laisse ouverte la question des traits distinctifs du pouvoir inédit dont elle accouchera : comment le nommer ? Comment s’exercera-t-il ? Que faire de l’appareil d’État légué par l’ancienne classe dirigeante ? Les formules employées par Marx et Engels en 1848 demeurent abstraites : si le prolétariat affirme sa «suprématie politique», réalise la «véritable démocratie» et s’érige «en classe dominante», que signifie concrètement une telle transformation ?
Avec l’expérience fulgurante de la Commune de 1871, l’abstrait, subitement, devient concret. Dans l’insurrection parisienne, Marx voit aussitôt la tentative héroïque d’instaurer un pouvoir prolétarien et l’assomption de ses conséquences politiques. La Commune, c’est la preuve empirique qu’il est possible de renverser pour de bon l’État bourgeois, que le prolétariat n’est pas condamné à servir d’instrument à la révolution bourgeoise. La brève existence de la Commune, aux yeux de Marx, démontre qu’on ne peut «transmettre la machine bureaucratique et militaire d’une main dans une autre», mais qu’il faut la «briser». Et ce n’est pas un hasard si son premier décret a dissous l’armée permanente pour lui substituer le peuple armé ; si elle a dépouillé la police de ses attributions politiques et l’a soumise au nouveau pouvoir ; si elle a ramené la rémunération des fonctionnaires au niveau du salaire ouvrier, prononcé leur éligibilité et leur révocabilité ; bref, si elle s’est débarrassée des deux instruments privilégiés de l’appareil d’État bourgeois : l’armée et la bureaucratie.
Une fois neutralisé ces instruments d’oppression, la classe ouvrière au pouvoir doit alors assurer celles des fonctions de l’État qui sont indispensables au fonctionnement de la société. S’il est clair qu’il faut «amputer les organes purement répressifs du vieux pouvoir gouvernemental», il faut aussi «arracher à ce pouvoir, qui prétendait se placer au-dessus de la société, ses fonctions régulières pour les remettre aux serviteurs responsables de la société». Et la Commune déploiera des trésors d’énergie, en effet, pour réorganiser les services publics et garantir les approvisionnements. La nécessaire destruction de l’État oppressif ne vaut pas suppression de toute forme d’organisation politique, elle ne supprime pas l’État en général. Si la Commune balaie le parlementarisme de l’État bourgeois, c’est pour lui substituer «une institution non parlementaire, mais agissante, exerçant simultanément le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif». Oui, on lit bien ici sous la plume de Marx, en 1871, la nécessité d’un pouvoir ouvrier qui cumule résolument le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif.
Dans «L’hypothèse communiste», Alain Badiou reproche à Marx son attitude contradictoire à l’égard de la Commune. «D’un côté, il fait l’éloge de tout ce qui semble aller dans le sens d’une dissolution de l’État (..). Il citera, dans cette direction, le refus de toute armée professionnelle au profit de l’armement direct du peuple, le fait que tous les fonctionnaires doivent être élus et révocables, la fin de la séparation des pouvoirs au profit d’une instance qui soit directement à la fois délibérative et exécutive (..) Mais d’un autre côté, il déplore les incapacités qui sont de fait des incapacités étatiques : la faiblesse de la centralisation militaire, l’impossibilité de définir des priorités financières, ou encore l’impéritie sur la question nationale». Mais le problème de cette interprétation, c’est qu’elle confond l’État dont il faut se défaire et le pouvoir qu’il faut construire. Elle ne voit pas qu’à défaut de cette construction, le prolétariat se condamne lui-même à la défaite. L’organisation et la centralisation, lorsqu’elles répondent à l’initiative révolutionnaire du prolétariat en lutte, n’ont rien de bourgeois, bien au contraire.
Ce que Badiou, mais aussi les anarchistes ont du mal à comprendre, c’est que la révolution prolétarienne est une destruction créatrice : négation de la négation, elle anéantit l’appareil d’État bourgeois pour lui substituer la dictature du prolétariat, c’est-à-dire un pouvoir ouvrier organisé, centralisé, militarisé, «cuirassé de coercition», comme dira Gramsci. Et lorsque Marx juge l’attitude des Communards trop légaliste à l’égard de la Banque de France ou trop attentiste face à Versailles, ce n’est pas pour leur reprocher d’avoir manqué d’organisation étatique au sens bourgeois, mais pour souligner que leur isolement et leur inexpérience les ont empêchés d’exercer la plénitude de ce pouvoir prolétarien dont la Commune portait la promesse. Révolution ouvrière, elle congédie l’État bourgeois pour le remplacer par une institution, radicalement nouvelle, qui cumule les pouvoirs législatif et exécutif avec la ferme intention de les exercer. Nouveau régime instauré par la révolution, scandale absolu d’un pouvoir ouvrier, la Commune ne pouvait que déchaîner la haine des possédants. Prise à la gorge, elle lance un appel à la province qui reste lettre morte malgré quelques tentatives vite réprimées. Et son abandon au milieu d’une France rurale domestiquée par les nobles et les curés, plus encore que ses contradictions ou ses erreurs supposées, est venu sceller son destin.
Source : la page FB de l’auteur