Par Danny Sjursen

Source : antiwar.com, Danny Sjursen

Traduit par les lecteurs du site Les Crises

Après quelques signes laissant envisager le contraire, il s’avère que les troupes françaises au Sahel ne sont pas près de disparaître. C’est ce qu’a déclaré le président Emmanuel Macron à Paris le 16 février, avant même son sommet virtuel avec les anciens « partenaires » coloniaux de la France – Burkina Faso, Niger, Mali, Mauritanie et Tchad – qui composent la Force conjointe du G5 Sahel.

Formée en 2014, elle est décrite dans le langage bureaucratique de Paris comme « un cadre de coopération intergouvernemental, afin de proposer une réponse régionale aux différents défis ». En réalité, le G5 n’est guère plus qu’un groupe de supplétifs problématiques obéissant aux ordres des généraux français qui dirigent l’opération Barkhane depuis sept ans et à ceux des proconsuls américains de l’AFRICOM qui soutiennent la guerre de sans fin de Paris au Sahel.

Mercenaires en uniforme

Le sommet du G5 Sahel de cette année s’est tenu – là où se trouve le quartier général de l’opération Barkhane – dans la capitale tchadienne de N’Djamena, bien qu’en raison de la COVID-19, les participants européens et américains s’y soient joints virtuellement. La France a lancé son aventure militaire actuelle au Mali – initialement connue sous le nom d’opération Serval – en 2013, avant de l’étendre à toute la région sous l’égide du bouclier Barkhane.

C’est ironique, mais alors que la mission française n’a cessé de s’étendre – et a récemment échoué – à chaque fois, elle a été accompagnée d’une augmentation de l’insécurité au Sahel. Ce qui inclut : les décès de civils (2 000 en 2019-20), les déplacements internes (bien plus d’un million), la pauvreté (30 millions de personnes ayant besoin d’une aide alimentaire) et les pertes de la coalition (29 soldats maliens, onusiens et français tués depuis le Nouvel An).

Néanmoins, lorsqu’il s’agit de mettre le paquet quant à l’échec, la France a appris sa leçon des meilleurs (les Américains). Ainsi, Macron a exclu toute réduction immédiate des troupes – en dépit de la montée du sentiment anti-guerre dans son pays et du sentiment anti-français dans la région – et a même obtenu l’engagement du Tchad de déployer 1 200 soldats supplémentaires pour compléter les 5 100 soldats français de l’opération Barkhane.

Voilà qui mérite d’être suivi de près. Le renfort tchadien représente un échange de bons procédés funeste et pérenne, en vertu duquel Paris accorde son soutien au dictateur actuel de N’Djamena du moment que les mercenaires préférés des Français sont envoyés sur le terrain.

Quand on y pense, il faut savoir que souvent, Paris fournit aussi les armes, de sorte que les troupes tchadiennes ne sont en fait que des mercenaires et de la chair à canon pour le combat néocolonial de la France. Par exemple, trois semaines seulement avant le sommet, l’ambassade de France a organisé une cérémonie pour célébrer la cession de neuf véhicules blindés ERC-90 aux mercenaires tchadiens en uniforme – alors que les civils du pays meurent de faim.

On peut se demander combien de sacs de céréales, de moustiquaires et de vaccins on aurait pu acheter avec le prix de neuf de ces ERC-90 même anciens ? Peu importe, puisque l’ambassade a affirmé que ces véhicules « rustiques, efficaces et fiables répondront parfaitement aux besoins opérationnels de l’armée tchadienne dans sa contributions à la lutte contre le terrorisme ». Dommage que cela ne puisse nourrir les enfants tchadiens.

Mercenaires sans chaînes

Et ces mercenaires ? En d’autres termes, qu’est-ce que les soldats de fortune de N’Djamena – payés 58 dollars par mois pour leur peine – apportent de concret à la déstabilisante mission franco-américaine de « stabilisation » du Sahel ? À part servir de cible, disons moins que zéro ! Et cela même en tenant compte d’une évaluation plutôt généreuse de l’International Crisis Group, « l’armée tchadienne joue un rôle central dans les opérations internationales de lutte contre le terrorisme au Sahel, mais elle est une source d’instabilité potentielle pour son propre pays. »

Cela ne veut pas dire que les soldats de l’actuel homme fort du Tchad, Idriss Déby, ne sont pas occupés. Il les a envoyés soutenir le combat de la France dans le centre et le nord du Mali (on comptait 1 406 hommes en mars 2017), dans la mission de combat de cinq pays contre Boko Haram dans la région du lac Tchad au début de 2015 (fournissant environ un tiers des effectifs de la Force opérationnelle interarmées multinationale – qui est également basée dans la capitale tchadienne N’Djamena), et au sein de la Mission multidimensionnelle intégrée de stabilisation des Nations Unies en République centrafricaine (MINUSCA) – une autre ancienne zone coloniale française désastreuse.

Que les « guerriers du désert » tchadiens apportent réellement une valeur ajoutée à ces aventures est une toute autre question. En avril 2014, les forces tchadiennes ont dû se retirer de la mission de l’ONU en République centrafricaine après avoir été accusées d’avoir tué trente civils non armés et d’avoir offert un soutien financier et militaire aux rebelles de la Séléka. Au Mali, il y a eu de nombreuses accusations de viols et de violences sexuelles à l’encontre des soldats tchadiens.

Néanmoins, même si les troupes tchadiennes maltraitent les civils, menacent la démocratie naissante dans le pays et n’ont remporté aucune victoire réelle à l’étranger, Déby considère la sous-traitance de ses soldats comme une source intarissable de bienfaits (au moins pour son régime). Après avoir forgé une image du Tchad comme étant un allié indispensable dans la lutte contre le terrorisme, il a « joué la carte de la diplomatie militaire » pour consolider les partenariats franco-américains en matière de sécurité – et ainsi conforter son propre pouvoir politique.

La politologue Marielle Debos a même inventé un slogan astucieux pour parler de la méthode mercenaire chaotique de Déby – qui est aussi le titre de son livre de 2016 : Le métier des armes au Tchad. En 2017, elle a expliqué que le statut autoproclamé du Tchad en tant que nouvelle puissance militaire régionale « conduit la France et les États-Unis à fermer les yeux sur le trucage des élections et les violations des droits humains. » Déby a même acquis un poids diplomatique décisif – comme la sélection, en janvier 2017, de son ancien ministre des Affaires étrangères Moussa Faki Mahamat à la tête de la Commission de l’Union africaine. Il y est toujours.

Danser avec des monstres, semer des désastres futurs

Naturellement, le Tchad n’a pas vocation à contribuer à quoi que ce soit à l’étranger, compte tenu de sa propre instabilité et des crises humanitaires en cours. Le pays est en plein chaos. Juste après le sommet qu’il a accueilli, 35 personnes ont été tuées dans le sud-est du Tchad au cours de combats communautaires entre agriculteurs et éleveurs – une constante au Sahel. En outre, dans un contexte de tensions croissantes résultant de l’éternel changement de cap constitutionnel de l’homme fort Idriss (au pouvoir depuis 1990) – il a amendé et réamendé la constitution pour pouvoir rester au pouvoir jusqu’en 2033 – les forces de sécurité tchadiennes ont fait irruption cette semaine dans la maison du candidat de l’opposition à la présidence, tuant cinq personnes (dont sa mère et son fils).

Tout cela se déroule avant les élections programmées pour le 11 avril au Tchad, mais cela ne devrait guère surprendre les observateurs même occasionnels. Bravant l’interdiction gouvernementale de manifester en raison des restrictions liées au Coronavirus, la décision de Déby de se présenter a incité plusieurs centaines de manifestants à descendre dans les rues de N’Djamena, à mettre le feu à des pneus et à scander « Va-t’en, Déby ! ». Ils ont été accueillis par des gaz lacrymogènes de la police et plusieurs dizaines d’entre eux ont été arrêtés. Tout cela est normal au Tchad, un pays où, selon le rapport 2020 de Freedom House, « la corruption, les pots-de-vin et le népotisme sont endémiques. »

Ces détails gênants mis à part, Paris et Washington considèrent tous deux le Tchad comme un allié essentiel dans la lutte régionale contre les groupes islamistes. En fait, presque deux mois jour pour jour avant le coup d’envoi du sommet du G5, le commandant de l’US AFRICOM, le général Stephen Townsend, a rendu hommage à la misérable cour dictatoriale de Déby – il a « remercié le Tchad pour son leadership continu dans la sécurité régionale et pour avoir accueilli les troupes américaines. »

Juste après ça, le proconsul Townsend est passé voir le contingent français Barkhane et le détachement de formation de l’Union européenne (Task Force Takuba), « reconnaissant leurs efforts pour apporter une sécurité et une stabilité accrues au Sahel ». Et c’est là que le bât blesse : c’est la France – soutenue par le grand frère américain et avec l’aide de l’UE – qui maintient Déby le despote au pouvoir, alimentant ainsi l’instabilité fondamentale à l’origine de la plupart des désordres régionaux.

Et c’est exactement ce que je veux dire, de façon littérale. Pas plus tard qu’en février 2019, l’armée de l’Air française a passé quatre jours à bombarder des convois rebelles qui étaient en chemin pour renverser le monstre de N’Djamena. Du point de vue cynique de Paris, Déby est un monstre décidément utile cependant – comme l’étaient tous les autres despotes qui l’ont précédé (jusqu’à ce qu’ils cessent de l’être) – car il fournit des bases militaires, y compris le quartier général de la force Barkhane, et de nombreuses troupes pour exécuter les ordres de la France.

Au diable les citoyens tchadiens affamés et opprimés ! D’ailleurs, cette populace n’a pas besoin d’autant de considération. Les désastres humanitaires et des droits humains au Tchad sont en grande partie causés par l’homme et sont accélérés par les Franco-Américains.

Le Tchad exporte du pétrole depuis 2003 et, rien que de 2004 à 2011, il a gagné environ 4,5 milliards d’euros, ce qui n’est pas négligeable pour un pays de seulement 15 millions d’habitants. Mais le Tchadien moyen n’a jamais vu, ou ne voit jamais, la plupart des revenus pétroliers. Alors que la nation en avait désespéramment besoin, Déby a hypothéqué la richesse énergétique auprès de la multinationale Glencore en 2014, lorsque son gouvernement a emprunté plus d’un milliard de dollars au conglomérat minier anglo-suisse.

Le plan était de rembourser le prêt grâce aux futures ventes de pétrole, mais après l’effondrement du marché pétrolier, plus de 80 % des revenus pétroliers ont été nécessaires pour assurer le remboursement de la dette. Vous parlez d’un coup de pied dans la fourmilière de l’extraction impérialiste des ressources à l’ancienne !

Le peu d’infrastructures de services qui ont été construites avec les profits énergétiques restants ont généralement été de mauvaise qualité – en raison de la corruption accompagnée du copinage qui ont permis au sommet de se remplir les poches – et limitées au nord du pays, d’où (vous l’avez deviné !) le clan de Déby est originaire. La majeure partie du reste est allée (vous l’avez encore deviné !) à des trafiquants d’armes internationaux.

Selon un rapport de 2016 de la Fondation pour la paix mondiale, « entre 2006 et 2010, le Tchad est devenu le troisième plus grand importateur d’armes en Afrique subsaharienne, apparaissant pour la première fois dans le top 10. « En outre, les dépenses militaires de N’Djamena ont été multipliées par huit pour la seule période de 2004 à 2008. »

Le premier marchand de mort du monde – vous savez, « l’arsenal de la démocratie » – l’Amérique, est largement entrée dans ce jeu. En août 2020, Washington a livré pour 8,5 millions de dollars de véhicules et d’équipements au Groupe spécial antiterroriste du Tchad, dans le cadre d’un programme de soutien total de 28 millions de dollars pour la contribution des troupes de N’Djamena à la force du G5 Sahel. En outre, de nombreux officiers militaires tchadiens – dont Idriss Déby, qui a fréquenté l’École de guerre – sont depuis longtemps formés en France.

Le fait que les États-Unis et (plus encore) la France encouragent toute cette indécence – et l’hypocrisie inhérente à leur action – n’échappe guère aux Tchadiens, ni, franchement, aux autres Sahéliens. « Beaucoup de gens disent qu’un jour nous allons foutre la France hors de l’Afrique », a déclaré l’invité d’une émission de radio canadienne destinée à ses compatriotes tchadiens exilés. « La France attache une grande importance à la démocratie à l’intérieur de ses frontières. [Mais] au Tchad, ils protègent un seul homme, le dictateur. »

Ce qui est vraiment important, c’est que le Tchad et le despote Déby ne sont qu’un exemple anecdotique – mais instructif – de la manière dont le jeu contre-productif franco-américain fonctionne au Sahel, et dans toute l’Afrique. Le fait qu’il se déroule dans l’ombre, comme une abstraction largement méconnue – et avec des pertes relativement faibles (pour les États-Unis) – rend la folie presque invisible.

Mais alors que le nouveau président américain pèse ses options en matière de politique étrangère, et que Macron semble placer ses meilleurs espoirs dans un renflouement par Biden de la guerre perpétuelle de la France au Sahel, cela vaut la peine de garder un œil sur la recette tchadienne – et il est certainement temps d’en parler.

De préférence avant que la famille d’un soldat américain en deuil soit obligée de trouver ce foutu endroit sur une carte.

Danny Sjursen est officier en retraite de l’armée américaine, il est chargé de recherche au Center for International Policy (CIP), collaborateur d’Antiwar.com et directeur du nouveau Eisenhower Media Network (EMN). Ses travaux ont été publiés dans le NY Times, le LA Times, The Nation, le Huff Post, The Hill, Salon, The American Conservative, Mother Jones, Scheer Post et Tom Dispatch, entre autres publications. Il a effectué des missions de combat en Irak et en Afghanistan et a ensuite enseigné l’histoire à West Point. Il est l’auteur d’un mémoire et d’une analyse critique de la guerre d’Irak, Ghostriders of Baghdad : Soldiers, Civilians, and the Myth of the Surge et Patriotic Dissent : America in the Age of Endless War. Avec un autre vétéran, Chris Henri Henriksen, il co-anime le podcast Fortress on a Hill. Suivez-le sur Twitter @SkepticalVet et sur son site Web pour les demandes de médias et les publications passées.

Source : antiwar.com, Danny Sjursen, 04-03-2021

Traduit par les lecteurs du site Les Crises

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