Par Emmanuel Wathelet
Petit point actu, sur lequel on va passer vite fait parce que rien ne change depuis la semaine dernière : les USA cherchent à tout prix à remettre la faute sur la Chine – cet article du Washington Post mériterait à lui seul un débunkage, tant ce que la presse qui le cite lui fait dire n’importe quoi… Europe 1 n’hésitant pas à parler de problème d’étanchéité, pure fake news (je vous fais confiance, vous irez lire l’article du Post !).
Voilà que le corona se serait « évadé » d’un labo de Wuhan. Les preuves ? Y’en a évidemment pas.
En France cette thèse est colportée par Luc Montagnier, dont Europe 1 dit qu’il est Prix Nobel de médecine mais qui est aujourd’hui surtout la risée du corps scientifique pour toutes ses élucubrations sur la mémoire de l’eau, la téléportation d’ADN et j’en passe… Fake, fake, fake, c’en est désespérant. La presse mainstream continue de porter la voix de pareils personnages. Pour un vrai taf de critique des sources, on repassera. Retour donc, maintenant, à notre business « chinois » pour cette 3ème partie d’analyse de l’article d’Amnesty International sur la Chine.
Dans les deux premiers épisodes, j’ai tenté d’articuler des considérations épistémologiques (comment et pourquoi croit-on ce que l’on croit ?) et factuelles (que sait-on des droits de l’homme en Chine ?). L’épisode 2 a abordé les affirmations non sourcées. Nous allons aujourd’hui poursuivre notre cheminement à travers les affirmations d’Amnesty International en abordant celles qui sont indirectement sourcées. Mais avant, je voudrais articuler quelques éléments fondamentaux d’épistémologie. Je vous encourage vivement à lire ce qui suit, c’est essentiel pour votre propre distance critique vis-à-vis des informations données plus tard. L’analyse à proprement parler commence quant à elle sous l’intertitre « données indirectement sourcées ».
Faisceau de preuves. Tant qu’il n’y a pas de raisons de cesser de croire en quelque chose, il est rationnel de croire ; notre responsabilité est toutefois d’être à l’écoute de la critique parce que dès l’instant où des « éléments ne concourent plus au même résultat » (ce qu’on appelle le faisceau de preuves), qu’une théorie pourrait être réfutée, alors il est rationnel d’en tenir compte et de faire évoluer ses croyances en fonction de la critique et…de la critique de la critique. L’homme a-t-il été sur la lune ? Je n’avais pas de raisons de remettre en question une telle affirmation. Puis l’on m’a présenté des arguments…tous réfutés dans cet article Wikipédia. Je continue finalement de croire que l’homme a été sur la lune mais, de surcroît, mon argumentation a aujourd’hui gagné en solidité.
Suspension du jugement. Il arrive souvent que nous ne soyons pas en mesure de décider nous-mêmes du degré de vérité d’une affirmation. Nous avons alors le choix de suspendre notre jugement (aussi appelé « épochè »), de ne pas prendre position. Oui mais jusque quand ? On comprend bien que suspendre son jugement, c’est aussi s’empêcher d’agir – ce qui peut poser de gros problèmes. En tant que citoyen, je peux « suspendre mon jugement » sur la chloroquine, mais le pourrais-je en tant que décideur, lorsque des milliers de vies sont potentiellement en jeu ? Non. Dès lors, nous devons faire confiance à des tiers (comme par exemple des épidémiologistes, des médecins, etc.). C’est ce qu’on appelle la dépendance épistémique. Je vous mets en lien ce magnifique article de Hardwig (1985) qui explique les difficultés que cela suppose.
La solidité de la confiance qu’on accorde à des tiers elle-même s’appuie sur nos facultés à décider du degré d’expertise de ceux-là. Cela ne peut être une décision portant sur le contenu de l’expertise (sinon on serait capable de juger nous-mêmes) mais sur la méthodologie utilisée par ces tiers qui doit garantir la fiabilité de leurs affirmations. Par exemple, un bon scientifique respecte un protocole de recherche précis et standardisé lors de ses expérimentations. Un bon journaliste cite ses sources, tient compte des différentes perspectives – même celles qui s’opposent aux siennes, etc.
C’est ici qu’entre en jeu l’esprit critique. Une bonne source ne l’est pas « parce qu’on nous a dit qu’elle l’était » (façon « Decodex » qui est, pour moi, le cimetière de l’esprit critique…), mais parce qu’elle nous donne la possibilité de la jauger. Une bonne source est une source qui en même temps donne ses interprétations et le moyen de les vérifier (par nous-mêmes ou par un « pair expert »). De ce point de vue, qu’une ONG comme Amnesty se dispense de donner des sources (précises) pour l’immense majorité de ses affirmations sur la Chine pose un énorme problème de fiabilité – en dépit de sa bonne réputation dans le monde occidental.
Où et quand s’arrêter dans le doute ? Pour ma part, je cesse temporairement de douter quand j’ai le sentiment que mon curseur de crédence ne bouge plus. Par exemple, j’ai reçu une éducation catholique. Je n’avais pas de raisons de cesser de croire en Dieu. Petit à petit, j’ai été confronté à des arguments venant buter contre cette croyance. Mon « curseur de crédence » a commencé à bouger…je croyais « de moins en moins ». Il s’est ensuite stabilisé autour d’une position que j’estimerais quelque part entre l’athéisme et le déisme (théisme irreligieux). Si un événement venait, par hasard, à faire à nouveau bouger ce curseur, je remettrais à nouveau mes doutes « au travail ». Entre-temps, je m’en tiens à cette position dont on voit bien qu’elle n’est ni relative (je n’accorde pas un même niveau de vérité à une foi religieuse ou à une position athée), ni qu’elle implique une suspension du jugement (puisque j’y assume un positionnement assez précis).
C’est exactement ce à quoi je m’attèle avec ce « dossier chinois ». Outre que je me suis promis de traiter exhaustivement toutes les affirmations d’Amnesty, il est probable que je me serais arrêté lorsque mon curseur de crédence aurait commencé à faire du surplace ! Un principe similaire en sciences sociales serait celui de « saturation des données ». D’une certaine façon, on pourrait me rétorquer qu’il y a toujours de quoi faire évoluer ses curseurs de crédence, donc toujours de nouvelles informations qui sont susceptibles de modifier une position. Et c’est non seulement vrai mais aussi souhaitable ! Cela prouve que nous ne sommes pris dans aucun dogme. Et, en effet, on croit toujours en presque « ignorance de cause » ; puisque nous ne sommes pas omniscients, les résultats de nos jugements du réel se font toujours sur la base de données incomplètes. Alors, comment faire ?
C’est ici qu’intervient pour moi l’importance de disposer d’un cadre théorique, c’est-à-dire d’une conception cohérente du monde, faisant apparaître les liens de causalité entre des événements. La magie des bonnes théories (et j’insiste sur le pluriel), c’est à la fois d’être réfutables (c’est-à-dire de poser les conditions qui feraient la preuve qu’elles se trompent), à la fois d’être capables d’expliquer des choses inattendues (qui peuvent paraître contradictoires), en mesure de faire évoluer notre « curseur de crédence ». Les faits « prennent sens », ce qui nous évite de donner trop de crédit à des « millefeuilles » argumentatifs où « un argument frappant », impossible à déconstruire, pourrait renverser l’ensemble d’une conception.
Avec tout ceci en tête, revenons-en à la Chine…
Jusqu’ici, nous avons appris que :
- Amnesty International était en partie financée par les USA ;
- Sa page sur la Chine manque du minimum de rigueur en matière de sourçage ;
- La Chine pratique une censure active
- Amnesty use de techniques rhétoriques qui de facto alimentent une position hostile à la Chine
- Amnesty affirme ce qu’elle ne peut, au mieux, que suspecter (que la Chine se rend coupable d’attaques informatiques, que des lieux sacrés sont détruits sur ordre du gouvernement)
Nous allons maintenant poursuivre notre voyage à travers les affirmations d’Amnesty International sur la Chine en abordant le plus gros chapitre de cette déconstruction : les affirmations indirectement sourcées.
Données indirectement sourcées
Cette catégorie reprend toutes les affirmations pour lesquelles des éléments concernant la source sont donnés et permettraient théoriquement de les retrouver. Avant de se faire une opinion sur une des affirmations suivantes, il faut d’abord retrouver la source originale, s’assurer ensuite de son authenticité, de sa qualité, de sa concordance avec ce qu’en dit Amnesty, du degré de confiance que l’on peut y accorder, etc.
L’idéal, dans ce genre de cas, est de trouver des sources officielles chinoises qui confirment l’affirmation. Pourquoi ? Parce que cela signifie que les deux parties, pourtant opposées, sont d’accord sur des faits (quitte à ce que l’une ne « voie pas le problème » et l’autre si – comme par exemple sur la censure) ; cet accord renforce d’autant la confiance que l’on peut avoir dans les faits évoqués (l’interprétation relevant quant à elle du positionnement de chacun).
1. La Chine a fait des progrès environnementaux mais « sur fond de graves revers pour les droits humains » (source : Greenpeace Asie du Sud-Est et IQAir AirVisual)
Difficile à partir de ces seules informations de se faire une idée. Le site d’IQAir présente notamment un classement des pays les plus pollués (la Chine s’y trouve en 12ème position) mais ne permet pas facilement de trouver des tendances dans le temps, lesquelles permettraient d’évaluer les « progrès » réalisés par la Chine (ni d’ailleurs via la Wayback time machine). Une recherche mène à un article de Greenpeace comme celui-ci lequel rapporte également des améliorations environnementales en Chine. Toutefois, aucune de ces deux sources ne permettent d’établir un lien entre progrès environnementaux et les « graves revers pour les droits humains ». Il semble que cette partie de l’affirmation n’ait été ajoutée que dans le but rhétorique d’affaiblir les éléments positifs et ne soit pas corrélée aux « progrès environnementaux ». L’affirmation d’Amnesty est biaisée.
2. Le système judiciaire a été placé sous le commandement absolu du PC chinois (source : « une » déclaration de Xi Jinping en février)
Cette affirmation suppose l’absence de séparation des pouvoirs et la subordination du pouvoir judiciaire à l’exécutif. Comme expliqué plus haut, je favorise des sources « officielles » avec, ici, une recherche dans China Daily, une presse considérée comme proche/contrôlée par le pouvoir. Pour cette période, publié le 15 février 2019, on y trouve seulement un article faisant écho à quelque chose de proche de l’affirmation d’Amnesty, lequel se fait le relais de ce qui serait publié par le 4ème numéro de l’année 2019 du Qiushi, l’organe du comité central du parti communiste chinois (CPC). Le texte de la déclaration de Xi Jinping est disponible ici et une synthèse des éléments saillants ici. Rien n’indique, ni dans l’article de Xi Jinping ni dans la synthèse, que le Parti Communiste se trouverait « au-dessus » de la loi ou de quelque autre pouvoir. Au contraire, la déclaration semble avant tout promouvoir une application stricte de la loi. Pour servir cet objectif, Xi Jinping y annonce la création d’un « Comité central de gestion globale de l’état par la loi » (qui n’y serait pas subordonnée). L’affirmation d’Amnesty est, au mieux une surinterprétation bizarre, au pire un mensonge.
3. Légalisation de la détention extrajudiciaire appelée liuzhi
Il semble que l’information originellement date de 2017. Le terme liuzhi ne fait référence qu’à un district chinois dans China Daily mais l’information est relayée en 2018, dans une opinion, sur CGTN (également proche du pouvoir). Il s’agirait d’un nouveau dispositif de détention pour lutter contre la corruption mais sur lequel il est difficile de se positionner à ce moment-là puisqu’il n’avait pas encore été mis en place. Or, c’est la seule occurrence du terme jusqu’à aujourd’hui. Quelle est donc la source originelle d’Amnesty ? Comment Amnesty parvient-elle à donner autant de détails sur ce dispositif (jusque-là évoqué comme une réponse au contesté shuanggui), sans pourtant donner ses propres sources (comme par exemple l’article de loi y afférent) ? L’affirmation d’Amnesty ne peut être corroborée.
4. Les forces de l’ordre sont affranchies de toute responsabilité en cas d’atteintes aux biens et intérêts des particuliers ou des organisations commises dans l’exercice de leurs fonctions (source : « une » réglementation datant de février)
L’année n’étant pas précisée, on en déduit qu’il s’agit d’une réglementation de 2019. Un article du South China Morning Post évoque l’information mais ce qu’Amnesty « oublie » de préciser, c’est que dans le cas où un officier porterait atteinte aux biens ou intérêts légitimes d’un citoyen ou d’une institution, « la partie lésée aurait cependant toujours droit à une indemnisation de la part de l’autorité de sécurité publique compétente ». L’affirmation d’Amnesty est incomplète.
5. Proposition de sanction des citoyens via un système de crédit social (source : « une » réglementation datant de juillet)
La question du système de « crédit social » mériterait un dossier à elle toute seule et a cristallisé les critiques univoques envers la Chine ces dernières années (avant les Ouïghours). Un de ses instruments est une liste noire des personnes et organisations « en qui on ne peut avoir confiance ». Le crédit social recense les « bons et les mauvais » comportements. Un article du South China Morning Post (publication de Hong-Kong, donc chinoise) explique que la dimension arbitraire est critiquée – laquelle ne tiendrait pas compte des circonstances individuelles.
Il est important de noter que les comportements jugés sont essentiellement liés aux questions d’argent (le système de crédit social étant d’ailleurs sous l’autorité du ministère de la « planification économique ») : escroquerie, non-remboursement de prêts, collectes illégales de fonds, publicité mensongère, etc., dans un pays où les transactions économiques de pair à pair (individus et institutions ou entreprises) sont extrêmement courantes et nécessitent la confiance interpersonnelle. Le système aurait permis de répondre à plusieurs grands scandales, notamment dans le domaine de la santé, comme l’indique l’article du SCMP.
Si, au regard de nos standards occidentaux en matière de vie privée, le système de crédit social peut sembler choquant (comme le serait l’usage incroyablement répandu des caméras de surveillance en Chine), Amnesty n’aborde pas les problèmes auxquels ce système se propose de répondre. L’information est donc incomplète et biaisée.
6. Poursuite de la « sinisation » et durcissement du contrôle sur les Chrétiens et les Musulmans (source : Assemblée populaire nationale, en mars)
L’information est relayée notamment par China news. Il s’agit d’un rapport, dont le Premier ministre chinois Li Keqiang s’est fait le porte-parole, qui évoque la nécessaire adhésion à la sinisation des religions en Chine et à la subordination de ces dernières aux lois du pays. Relevons avant tout que nombreux sont ceux, en Europe, qui appellent les religions à s’adapter à la culture occidentale (parfois pour occulter des positions franchement racistes d’ailleurs, façon Zemmour). D’autre part, qu’il soit attendu des religions qu’elles respectent la loi semble tomber sous le sens. On aurait toutefois tort de faire preuve de simplisme : sinisation ne signifie pas « génocide culturel ». Le processus fait débat et implique notamment des travaux fort intéressants. Pour plus d’informations à ce sujet, voir par exemple cet article.
7. Condamnation du pasteur Wang Yi à neuf ans de prison (30 décembre 2019)
En ce qui concerne ce pasteur, le rapport d’Amnesty décrit précisément les raisons de sa condamnation : « opérations commerciales illégales » et « incitation à la subversion de l’État ». Le verdict apparaît sur le site de la cour populaire du Sichuan. Je ne vois en revanche pas comment il nous serait possible de porter un jugement sur ce verdict sans connaître l’affaire, ni les faits qui lui étaient reprochés. Amnesty n’en dit pas plus. En réalité, l’exemple sert moins pour lui-même que pour donner une impression de « quantité » (voir la rhétorique de l’accumulation déjà évoquée). Cette pratique participe à renforcer une opinion déjà faite et à faire baisser le curseur de crédence, grâce à l’accumulation d’exemples, de ceux qui douteraient.
8. « Lavage de cerveau » et mauvais traitements au Xinjiang (source : NYT, ICIJ en concordance avec des témoignages recueillis par Amnesty)
Ce point 8 fait ici référence aux fameux « camps de rééducation » dans lesquels seraient enfermés un million de Ouïghours et où un « lavage de cerveaux » serait pratiqué. Les documents confidentiels originaux auxquels se réfère ici Amnesty sont les câbles (leaks) publiés par l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists). Vous trouverez un accès direct à ces documents ici en anglais et ici en chinois. Avec l’aide d’une source chinoise, j’en ai vérifié la traduction.
Dans la plupart des cas qui posent question, la traduction choisie du mandarin à l’anglais « renforce » les connotations liées à la coercition, la contrainte, l’intensité. Quelques exemples : le terme de « défense personnelle et technologique » (personnel defense and technological defense) devrait plutôt, selon mes contacts sinophones, être traduit par « sécurité » ; « monitorer et contrôler » (monitor and control) par « gérer » ; des « exercices de combat » (actual combat exercises) sont en fait, en mandarin, une métaphore signifiant des exercices « suffisamment pratiques pour être directement applicables » ; le texte en anglais ajoute une notion « d’obéissance » (compliance and obedience) là où, en mandarin, on évoque seulement le respect des règles. Lorsque le texte mentionne une nécessité d’assurer les interactions, la traduction omet de préciser que les centres doivent garantir aux détenus le contact avec « l’affection de leurs proches ». La note enjoint les responsables des centres à constituer « a strong team » (fort, puissant, solide, etc.) là où l’adjectif en mandarin veut plutôt dire « la meilleure ».
Plus grave : la critique de ces « centres » se concentre autour de l’idée de lavage de cerveau. À l’appui de cette thèse, le document en anglais parle de « résoudre les problèmes idéologiques » (ideological problems) et, plus loin, de « faire l’éducation idéologique » (ideological education) des détenus. Or, le terme mandarin pour « idéologique » signifie « in mind », « ce qui occupe l’esprit, les pensées » – une traduction qui n’implique cette fois pas une doctrine à laquelle il faudrait se soumettre ! Dans un même ordre d’idées, le texte mentionne des classes différentes selon le « niveau culturel » (cultural level), là où il aurait fallu préférer « le niveau de connaissance » – ce qui ne va pas dans le sens d’une volonté d’annihiler une autre culture. Le texte an anglais parle enfin d’une « transformation véritable » (truly transform) là où, en mandarin, « transformation sincère » aurait été plus juste : on passe de l’idée d’imposition à une idée de remise en question – ce qui est très différent bien entendu.
Le document a été récolté par l’ICIJ, à partir de cette page. L’ICIJ garantit l’authenticité de ces documents – nous ne pouvons bien entendu que les croire (et je n’ai aucune raison de la mettre en doute).
Le plus intéressant – et ce que peu de gens auront fait – est donc de lire ce document ! C’est un document volé, certes, mais qui nous offre de comprendre de l’intérieur, depuis une note interne classée confidentielle, le fonctionnement des fameux « centres de rééducation ». S’il y a bien un lieu où la sauvagerie institutionnalisée attendue s’exprimerait, c’est dans un document comme celui-là – ce qui d’ailleurs nous est promis par la couverture médiatique occidentale.
Je relèverai ici, de façon nécessairement subjective, les éléments qui m’auront étonné dans la lecture. J’engage les lecteurs à lire eux-mêmes le texte et à se faire leur opinion – il est fort possible que leur sélection eut été différente.
Alors qu’y trouve-t-on ?
Il apparaît clairement que le fonctionnement de ces centres relève à la fois d’une logique carcérale (interdiction de sortir, postes de garde, visites familiales limitées, etc.) et d’une logique militaire (hiérarchie stricte, organisation du temps et des activités également, système de punitions, de récompenses et de grades, etc.) Il n’en demeure pas moins que ces centres sont soumis à la loi chinoise (précision faite dès le premier paragraphe) ; il ne peut s’agir donc d’espaces hors-la-loi comme la prison US de Guantanamo par exemple (même si la loi elle-même peut être inique, bien entendu).
Si le rôle de la police dans ces centres est bien d’empêcher les évasions, d’éviter toute sorte de trouble ou d’attaque contre le staff, il lui est en revanche défendu d’y porter une arme et son rôle est décrit comme devant assurer la sécurité. La priorité de ces centres est la dé-radicalisation – un objectif que nous aurions tort de prendre avec sarcasme tant elle nous a concernés (j’ose à peine mettre le verbe au passé). Le processus est assuré par l’étude quotidienne, l’augmentation de la connaissance et de la pratique du Mandarin et la connaissance de la loi. Les classes sont organisées selon la langue nationale parlée par les détenus (appelés « étudiants » dans le texte et qui peuvent être d’ethnies ouïghours, kazakhes, etc.) et leur niveau de connaissance.
J’ai été particulièrement étonné par le fait que le document autorise explicitement à recruter des professeurs parmi les détenus (« étudiants ») pourvu qu’ils aient atteint des performances exceptionnelles dans leur formation. Ils sont alors rémunérés. D’autre part, le document insiste sur la nécessité d’augmenter le nombre de classes en en accélérant la construction de nouvelles et la rénovation des plus anciennes.
Le document préconise une approche conversationnelle pour chaque individu, afin de comprendre ses dynamiques de pensée (comment en est-il arrivé à croire ce qu’il croit ?, par exemple en ce qui concerne le Jihad – comme nous le verrons dans le prochain épisode) et en « résoudre [les] contradictions » pour le guider hors des « émotions négatives ». Une telle formulation rappelle le principe de dialectique au sens de Marx, ce qui semble cohérent pour un pays se réclamant du communisme (le peuple éduque le peuple). Il est aussi demandé d’assurer une atmosphère « saine et inspirante », de promouvoir « le regret et la confession des détenus » afin qu’ils comprennent « la nature profondément illégale, criminelle et dangereuse de leur comportement passé ». Pour ceux qui s’opposeraient, il est conseillé d’user de méthodes où « le groupe prend soin de l’individu » (« many take care of one »).
Pour arriver à leurs fins, les centres semblent beaucoup compter sur une stricte organisation de la vie des détenus, à partir des gestes quotidiens : la santé, les règles de bienséance et de politesse, la conformité, les comportements solidaires et amicaux. Les détenus doivent avoir les cheveux coupés, être rasés, se laver et changer de vêtements régulièrement. Il est clair que ces valeurs peuvent nous paraître éloignées culturellement mais elles sont au cœur même de l’étiquette chinoise.
Étonnamment par rapport à ce qu’on peut en apprendre habituellement sur ces centres, le document insiste sur l’importance pour les détenus d’entretenir des contacts réguliers avec leur famille, au moins une fois par semaine, au moyen de correspondances écrites, de coups de téléphone, de vidéochats, de visites, etc. L’objectif est que les détenus se sentent « en sécurité » et les familles « à l’aise » (« at ease »). Il est conseillé au staff de prendre garde (« pay attention ») à tout changement émotionnel ou « de changement de façon de penser » suite à ces rencontres.
La « transformation de la façon de penser » des détenus est évaluée pour chacun mensuellement. Le score atteint sert de base à la mesure de l’efficacité du dispositif d’enseignement et de formation et a un impact direct sur les récompenses, les punitions et les visites de la famille. Le détenu arrive au terme du processus lorsque son problème est « moins grave » que quand il est arrivé sur place ; il est resté sur place pendant minimum un an ; son score total en termes de « façon de penser », de succès académique, de respect et de discipline rencontrent les standards requis.
La décision de libérer le détenu passe alors par une grande quantité de niveaux de pouvoirs (de l’échelon interne, à celui de la ville, du district et de l’État). Mais avant, il devra encore suivre une formation intensive (vocational training) devant lui permettre d’obtenir ensuite un emploi « en fonction de ce qu’il souhaite et des besoins de la société ». En fait, il semble s’agir là d’une étape essentielle de réinsertion : « Tous les efforts possibles devraient être faits pour que les diplômés (sic) obtiennent un emploi en accord avec leurs aspirations ». Pour ceux qui ne pourraient pas travailler ou auraient des « difficultés dans leur vie », le document invite les centres à travailler avec des organisations locales (qui s’occupent aussi de leur suivi pendant un an) pour assurer une aide effective et résoudre les difficultés pratiques.
Dans ce document confidentiel, on ne trouve aucun appel à l’usage de la violence. La volonté affichée (et somme toute logique si l’on adopte le point de vue chinois selon lequel ces détenus sont des terroristes, ce que nous verrons plus en détails dans le prochain épisode) est que les personnes suivant ce processus changent sincèrement de point de vue. Il en va de la sécurité de la province. Bien sûr, on peut émettre des réserves quant au procédé et à son efficacité, mais je ne suis pas certain que nous en menions plus large avec nos propres returnees. L’attention portée aux mécanismes de réinsertion par l’emploi, au respect de la personne en termes d’hygiène, de santé, de repas, d’infrastructures de qualité, etc. donnent en miroir, bizarrement, une bien piètre image de nos prisons.
Attention, j’insiste sur le fait que si CE document ne permet PAS de confirmer les mauvais traitements, cela ne veut pas dire que ces mauvais traitements n’ont pas lieu. Par contre, on peut douter de leur institutionnalisation puisqu’alors d’autres documents tout aussi officiels et confidentiels devraient contredire frontalement ceux-ci. Il me semble également qu’un tel dispositif ne dit rien du caractère juste ou injuste de l’incarcération elle-même, ni de la légalité des procédures qui y ont mené. L’analyse qui précède porte exclusivement sur ce document et on ne saurait en inférer quelque conclusion plus générale – dans un sens comme dans l’autre d’ailleurs, ce qui décrédibilise les conclusions faites par Amnesty sur cette base.
Que conclure à l’issue de ce troisième épisode ?
- D’abord que des bonnes nouvelles sont présentées de façon négative (les progrès environnementaux sont artificiellement aritculés à de « graves revers pour les droits humains » ;
- Qu’Amnesty ment ou, au mieux, qu’elle sur-interprète en disant que le Parti Communiste se place au-dessus du système judiciaire ;
- Rien ne corrobore l’affirmation selon laquelle les détentions extrajudiciaires seraient autorisées ;
- Que l’information sur l’irresponsabilité des forces de l’ordre est juste mais opportunément incomplète ;
- De la même façon, la façon de parler du dispositif de « crédit social » est biaisée et, en tout cas, incomplète aussi ;
- La « sinisation » des religions, présentée par Amnesty comme un durcissement du contrôle sur les diverses spiritualités, semble en fait un processus complexe impliquant les théologiens et les chercheurs, semblable aux questions que pose, par exemple, la « compatibilité » des religions monothéistes avec notre « modèle » de démocratie ;
- Qu’Amnesty pratique une rhétorique de l’accumulation en présentant un cas de condamnation vis-à-vis desquels il est impossible d’émettre une opinion ;
- Enfin, que les preuves supposées soutenir la thèse du « lavage de cerveaux » dans les centres de « rééducation » ne tiennent pas face à une analyse rigoureuse et détaillée.
Pour être honnête, je ne pensais pas moi-même arriver à de telles conclusions. Pour les faits les plus graves, concernant les camps où seraient enfermés « un million de Ouïghours », l’analyse du « leak » est sans appel et ne confirme pas les affirmations communément racontées dans les médias occidentaux, lesquels sont censés s’appuyer précisément sur ces documents !
Ces conclusions, dont je rappelle qu’elles doivent être lues à la lueur de la prudence épistémique par laquelle j’ai introduit ce dossier, jettent, à mon avis, un douloureux discrédit sur le travail d’Amnesty International concernant la Chine. Nous continuerons ce travail de déconstruction, dont on voit qu’il peut nous mener à faire bouger nos curseurs de crédence, dans le prochain épisode. Nous reviendrons sur les droits des LGBTI et la condamnation de « défenseurs des droits humains ». Nous nous attacherons enfin à analyser les données sourcées en complétant les premières révélations sur le Xinjiang et les Ouïghours. Enfin, dans le cinquième et dernier épisode, nous tenterons de tirer les conclusions de ce que nous aurons appris.
Merci à tous ceux qui m’ont aidé dans la rédaction de ce dossier…et surtout à mes informateurs sinophones. Merci aussi à tous ceux qui réagissent, en public ou en privé. Cet enthousiasme me pousse à prendre ce temps d’analyse.
Source : Le blog de Radis
https://leblogduradis.com/…
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