Par Régis de Castelnau
Le déboulonnage des statues
Depuis quelques semaines, des révélations concernant des personnes publiques, accusées d’avoir commis des crimes sexuels dans le passé, occupent l’actualité des grands médias. Et les réseaux sociaux fournissent comme d’habitude une caisse de résonance considérable à une émotion compréhensible. Olivier Duhamel, Richard Berry, et Marc Pulvar, le père de la journaliste Audrey Pulvar, font l’objet d’accusations gravissimes de la part de proches concernant des comportements, qualifiés de crimes par le Code pénal, dans les cellules et cercles familiaux respectifs. Les trois accusations, formulées pour l’instant devant le tribunal médiatique, présentent des caractéristiques communes.
Tout d’abord, il s’agit de personnages bénéficiant dans leur sphère d’un incontestable prestige. Il y a Olivier Duhamel, auréolé d’une prestigieuse carrière de conseiller des princes et ayant largement bénéficié des privilèges attachés à ce statut, puis Richard Berry, acteur de cinéma et de théâtre, sorte d’icône people. Marc Pulvar, aujourd’hui décédé, est quant à lui un emblème de la lutte syndicale et politique à la Martinique, dont la mémoire est régulièrement honorée. Quelles que soient les suites judiciaires que ces trois affaires pourraient recevoir, force est de constater que les trois statues ont été déboulonnées, mises à bas et se sont fracassées sur le sol.
Ensuite, il leur est reproché à tous les trois d’avoir commis des crimes sexuels sur des enfants dans le cercle familial. Olivier Duhamel sur son beau-fils, Richard Berry sur sa fille et Marc Pulvar sur ses nièces. Cet élément est tout à fait essentiel, dans la mesure où, si les faits sont établis, la violence faite aux enfants a probablement pu s’accomplir du fait de l’existence de ces liens familiaux et de l’emprise sur les victimes qu’ils permettaient. Emprise qui jouera aussi d’ailleurs un rôle dans le non-dit et le long silence des entourages.
Enfin, les révélations ont déclenché, réseaux numériques aidant, une très importante réaction de l’opinion publique, caractérisée par des débats furieux, où l’émotion et la passion dominent, rendant particulièrement circonspects, tous ceux qui essaieraient d’y insuffler un peu de raison juridique et judiciaire.
La place de l’enfant : une mutation anthropologique
On prendra donc la précaution de bien préciser que l’auteur de ces lignes n’a aucune opinion arrêtée sur la réalité des faits évoqués, sur leur déroulement, et sur la culpabilité des auteurs aujourd’hui accusés. Il tentera de se préserver de l’imputation d’avoir choisi un camp et renoncé à l’objectivité. Il le fera en essayant d’éclairer un peu la complexité des rapports entre les violences sexuelles et la justice, dans un contexte de mutation anthropologique tant en ce qui concerne la place faite à l’enfant, que la question de la sexualité dans notre Occident développé.
Tout d’abord, l’enfant ayant acquis dans nos sociétés un caractère sacré, les violences qu’il subit, dès lors qu’elles sont révélées ont un caractère insupportable. Et appellent très spontanément une punition que l’on voudrait toujours plus sévère. Les violences sexuelles sont malheureusement nombreuses et affectent tous les milieux, et représentent par exemple 70 % de celles dont les services d’Aide sociale à l’enfance ont à connaître sur l’ensemble du territoire national. Il n’est pas juste de dire que la prise de conscience de ce fléau est récente. La question de la pédophilie est devenue un sujet majeur au sein de l’opinion publique au milieu des années 90, et a provoqué, contrairement à une idée reçue, un durcissement répressif important. Tant en ce qui concerne la régularité des procédures que le quantum des peines qui s’aggravait. En forme de retour de balancier, les excès furent malheureusement assez nombreux comme le démontrera la fameuse affaire d’Outreau, emblème d’une justice perdant ses repères sous la pression de l’opinion publique. Mais dans le même temps, la sortie de la complaisance, de l’Omerta, du non-dit, et de l’hypocrisie dans un certain nombre de milieux professionnels ou religieux, fut laborieuse.
L’explosion de l’épisode « #metoo », après l’affaire Weinstein, fruit de l’évolution des rapports hommes femmes dans les sociétés occidentales, vit l’irruption des réseaux numériques, comme formidable caisse de résonnance, assurant la mondialisation des scandales sexuels. Ce qui était en cause à cette occasion était essentiellement la dénonciation de la prédation sexuelle dans les rapports de domination masculine.
Il y eut ensuite la publication d’un livre intitulé Le Consentement, où Vanessa Springora racontait, 35 ans plus tard, la relation d’emprise qu’elle avait eue, à l’âge de 14 ans avec l’écrivain Gabriel Matzneff, qui en avait 50. Le scandale fut important et les polémiques rageuses au cours desquelles fut dénoncé le goût de certains adultes pour des partenaires pubères mais tout juste adolescents. Comme pour la pédophilie, on retrouvait la question des rapports de domination, la mansuétude de certaines élites pour une licence parfois abjecte considérée comme une exigence de liberté, avec l’Omerta et les protections qui couvraient ceux qui en usaient.
L’affaire Duhamel et celles qui ont suivi rassemblent les mêmes ingrédients mais portent cette fois-ci sur une perversion considérée comme beaucoup plus lourde, celle qui transgresse le tabou de l’inceste.
La justice ne peut pas tout
Et comme à chaque fois, on va demander à la Justice de prendre en charge le traitement du traumatisme social provoqué par les dévoilements. Attendant qu’elle règle finalement des problèmes qui sont d’origine psychiatrique, sociale, sociologique, voire politique alors que ce n’est pas sa mission. En lui fixant des objectifs qui ne sont pas les siens, l’enfermant ainsi dans une contradiction insurmontable. Soit elle défère aux injonctions de la clameur et cela ne peut se faire qu’au détriment du respect des règles et des principes et par conséquent des libertés fondamentales qui sont là pour protéger les innocents. Soit elle respecte ses règles et poursuit sa mission, générant nécessairement une frustration chez ceux qui en attendaient trop, ouvrant ainsi la voie à tous ceux qui poussent à l’abandon des principes.
La justice pénale est saisie de faits commis par des citoyens, faits qui sont susceptibles de recevoir une qualification pénale, c’est-à-dire le constat par le juge d’une transgression des règles souverainement adoptées et qui figurent soit dans le Code pénal soit dans les textes voisins. Ceux-ci doivent être antérieurs bien sûr à la commission de la faute, précis, et prévoir les peines correspondantes. Toute la procédure est destinée à aboutir à la « vérité judiciaire », c’est-à-dire la réalité incontestable aux yeux du juge des faits examinés. Qui va prononcer à l’égard de la personne poursuivie et d’elle seulement, les sanctions prévues par les textes. En utilisant son pouvoir d’appréciation en application du principe « d’individualisation des peines », pour en fixer le quantum.
La justice pénale n’est donc pas là pour contrôler l’action d’un gouvernement, reconnaître un statut de « victime », permettre de « faire son deuil » de se « reconstruire », abattre un adversaire politique ou économique, faire triompher des causes idéologiques ou culturelles, régler des comptes personnels etc….
Il est malheureusement nécessaire de rappeler ces points d’une banalité confondante, lorsque l’on entend s’exprimer, surtout dans les matières de délinquance sexuelle que nous venons d’évoquer, un populisme judiciaire parfois partagé au plus haut niveau. Tel « défenseur des droits » bien mal nommé demandera le renversement de la charge de la preuve en matière pénale, telle avocate ministre socialiste réclamera l’abandon du « bénéfice du doute », tel politique ignorant emporté par sa passion ou le besoin de flatter son public exigera que les infractions sexuelles soient imprescriptibles à l’égal du crime de génocide, ou que les déclarations des plaignants bénéficient d’une « présomption de véracité ». Toutes revendications visant à mettre à bas des acquis essentiels, de ceux qui font la différence entre un régime usant de l’arbitraire et un pays civilisé. Répétons encore et encore que toutes ces règles sont là pour protéger les innocents et donner à la décision rendue qui va user de la violence puisqu’elle dispose du pouvoir sur les corps, la légitimité qui lui est indispensable.
Arrêtons-nous quelques instants sur la question de la prescription. Le droit pénal considère que l’élaboration de la « vérité judiciaire » peut-être rendue difficile sinon impossible par l’ancienneté de l’infraction ayant fait disparaître les preuves matérielles, les témoins, la mémoire. Et que les contextes culturels, moraux, psychologiques évoluant rapidement, juger et fixer les peines aujourd’hui pour des faits d’hier fait courir le risque de l’anachronisme. Et il n’y a pas qu’en matière de recherche de la vérité historique que l’anachronisme est à proscrire. Le crime contre l’humanité, seul dans ce cas, est imprescriptible à la fois pour des raisons morales et symboliques mais aussi parce que l’ampleur du crime a nécessairement laissé des traces.
C’est ainsi que la délinquance sexuelle, surtout la pire, celle qui profane l’enfant, entretient des rapports particuliers avec la justice pénale. Parce qu’elle est, par définition et pour l’essentiel, le domaine du « parole contre parole », celui de l’absence de témoins directs, de preuves matérielles, toutes difficultés auxquelles l’accusation sera confrontée. Mais c’est aussi symétriquement le domaine de la vengeance, du mensonge voire de l’affabulation. Souvenons-nous des affaires Christian Iacono, Marc Machin ou Loïc Sécher.
Il faut accepter cette difficulté en refusant de se laisser aller à l’émotion, à l’envie de punition, à cette solution visant à renoncer aux règles et aux principes qui nous protègent tous. Car ce faisant, et si on s’en contente, on déplace la meilleure des causes dans le prétoire qui n’en examinera, en appliquant ses règles et ses principes, qu’un des aspects, celui de la sanction personnelle. C’est indispensable, mais cela ne traitera pas le problème dans ses dimensions anthropologiques, sociétales, médicales et politiques. Et on sait bien avec Bernard de Clairvaux que : « L’enfer est plein de bonnes volontés et de désirs
Source : Vu du Droit
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